9 A' ' W/6i!UC Digitized by the Internet Archive in 2009 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/cinemaparisOOepstuoft l 1. ', mp\: oafîi ipy i Bl DU MEME AUTEUR : (à la Sirène) LA POÉSIE d'aujourd'hui UN NOUVEL ÉTAT d'intelligence. ...... I Vol. En préparation : ESCULAPE (Anthologie des sciences biologiques et médicales) .... 2 vol. JEAN EPSTEIN inema COLLECTION DE! TRACTS EDITIONSDELA i I R E N E 2.9 BOULEVARD MALE5HERBEJ P ARI i^ 19 11 Fa/ OOf^ .J. •'- '" ^ ~ ^-::^.- r ■% Tp, T? ^^^' y Î9/4 A Madame Richard Cantinelli Août 1921, ■ ■■■■■■■■■■■■■■■■■■illl RAYMOND LULLE PAUflTT Livre de l'Ami et de l'Aimé J É R 0 B 0 A[-; Un vol. in-i6 raisin . . 6 fr T- i • ^ o ir. Ln vol. in-i6ca:,, . € , ^ °^^'^^'^ JEAN EPSTEIN : „. La Cause du Beau Guillaume D'Un |_\ \OUy(ii Un vol. in-8 couronne. . . . . . 8 fr. Un vol. in-i6 je J. . o o ;""" •••••••miitiiiniiiiiii, fniiiiiiiiMm,,, i ' : o c/; > PREMIÈRE PARTIE K Orchestre, Séznces cont'mueUc^ I Il I - LE 14"^ ÉPISODE^ '^11 ?! i •- " = ^- Orchestre, Aller et Retour "^-^ I4. LE SENS r"* - c:: o O J J j^l MAX JACOB Lxin e m a t o m a Ê 5. Orchestre, Vers l'écran. = 6. Orchestre, Ecran. Ë ENTRACTE 1 Mise en scène '"""•••"•"• •iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ••'•••kl ~~^ . THIS PROGRAMME IS L Ln vol. sur bel alfa vereé . . 12 fr. ■-ou's PELi-uc LA JUNGiIk Un Dolume in-8 cou ':: 'ITTE I LA FINANCE SANS MÉNINGITE 6 fr. OÉSIE D'AUJOIR- \' L'INTELLIGENCE 8 fr. BLAISE CENDRARS LA FIN DU MONDE FILMÉE PAR LAXGE X.-D. Aquarelles et dessins de Fertiand Léger I.200 exemplaires in-4'^ raisin, sur vélin fort Lafuma, ornés d'aquarelles reproduites au patron (26-1225) 20 fr. IIIIIIIIIII.IIIIIIIIIMIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII DEUXIÈME PARTIE 7. Orchestre, Deuil. 3. Orchestre, Litanie des Photo- génies. ) Grossissement -o. CIXÉ MYSTIQUE BOJSrSOIJFt 'laude Dalhanne iiiiiiniiiiiiiiiiiiMiniuiiiiiiiiniiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii,' ECT TO ALTERATION DU CINÉMA ROW'NS Net T fr. ROBERT-LOUIS STEVENSON L'Ile au Trésor Un fort vol. in-8 cou- ronne ... 7 fr. LE MAITRE DE BALLAXTRAE Ln vol. in-8 cour. 7.50 Les Gais Lurons Ln vol. in-S cour. 7.50 Dans les fiers t M 1. Les Marquises et les PaDmotns 2. les Gimens 2 vol. à 6 fr. . 12 fr. LES VEILLÉES DES ILES Un vol. m-8 cour. 7 fr. JOSEPH JOLINON LE JEUNE ATHLETE Un vol. in-8 cour. 7 fr. PIERRE BONARDI Le \'isage de la Brousse Ln vol. m- 16 raisin 5 fr. A^ ^ % % o w 13 En gros plan soleil pâle ce visage règne La bouche d'émail s'étire comme un réveil paresseux puis renverse le rire jusqu'au bord des yeux Sans adieu valse retraite Cinéma je t'emmène et tes roues de porcelaine que je palpe que j'embrasse ton frissonnement vivace si proche un épiderme étale l'écliat de l'arc que c'est beau cette lanterne qui récite sa lumière de drame j'ai vu ton pas 12 3 s'éloigner sur les pelouses et ton rire muet qui me ruait en pleine figure Un galop de fuite échappe de la cabine sabots chevaux piétinent la salle air de tango 14 En selle la poursuite roule de la colline Dans la poussière l'héroïne recharge son revolver A côté d'un homme j'ai marché dans la neige tout contre son dos l'œil sur son manteau Il s'en allait à grands pas sans tourner la tête il avait peur il avait froid par moments il pressait le pas mon surnaturel cinéma Les rails du documentaire m'entrent dans la bouche la colline de travers dérape et se couche excellent ce mal de mer dans la salle paquebot avec ces rails pour chalumeaux j'engorge la terre Dans mon fauteuil à pivot je me résigne au naufrage Barre à droite virage Tunnel par tribord 15 Sous le ventre d'un dirigeable en avion je glisse le nez en l'air hélice J'ai vu au théâtre la Belle Hélène Je me suis bien rasé Cinéma je t'emmèn^ Séances continuelles I I l V s N E>f*^0 î^^^ ^u' ^^^"«n'%^ %^ a-^^x^t'" 19 LE 14"^^ ÉPISODE Enfin on trouvait un filon d'or. Cette même nuit le copain de Pierre fut assas- siné comme il puisait de l'eau à la rivière. Il fallut fuir. A pied, à cheval, en train, en auto, en paquebot. Son voisin de cabine lui ressemble. et se suicide. Echange de personnalités et de valises. Un homme en feutre gris perle avait placé des micro- phones jusque sous les assiettes. Il savait tout. Pierre maintenant s'appelait Henry. Henry était expert artistique auprès d'une société secrète au capital de S 15,000.000 entièrement versés pour le vol des ta- bleaux de maîtres. La fiancée de Pierre était bien malheureuse. L'homme au chapeau gris perle entre dans la cham- bre de Pierre : Vous n'êtes pas Henry, vous êtes Pierre. Je suis détective. Voici de l'argent. Je vous prends à mon service. N'oubliez pas votre revolver. Pierre-Henry arrive en retard au rendez- vous des bandits sur un yacht moderne. Le chef n'aime pas attendre, lui dit-on. 20 Vous vous expliquerez demain. Le feuille- ton du journal mexicain s'arrêtait là. Je n'ai jamais su la suite. C'était une histoire épatante. 21 Je roule avec mon oreiller en boule toute ma vie passée Portières fermées dans mon dos votre guillotine sonne et décroche la ville Sûrement ce dernier rapide de la saison sur ta main gantée fume sa frondaison Sournois ce démarrage à 19 h. 17 prisonnière de l'orage méticuleux d'un express N'est-ce pas quelle écorchure quand on glisse peu à peu Sur le marchepied encore dans vos paumes ancrées bercez à deux mains votre courte amitié Dans la nuit qui m'avale comme un long tunnel 22 Bonjour! cinéma ton beau sourire d'épines sur l'écran s'incline Et toc dans l'oeil la breloque Décidément ma chère comme fardée de bleu ronde cette paupière ressemble à vos yeux je me souviens ce projecteur ' qui ne sait pas dissimuler dénudait votre visage tout ruisselant d'éclairage • . A travers une portière discrète de wagon-lits j 'ai pu apercevoir son relatif repos d'un soir . Sur le quai de la gare encore des mots tout de travers que je ne pouvais plus entendre Vous allez loin jeune homme £n chemin de fer on raconte sa vie Les gares goutte à goutte s'épuisent 23 à l'envers À l'horaire Et je lis ^ Aller et Retour u V^^ D^ ^ ^>N% E , P U N^N ^ ^E^"^"^^ De même qu'il y a des gens insensibles à la musique, de même il y en a, et da- vantage, qui sont insensibles à la photo- génie. Du moins provisoirement. 27 LE SENS Ibis Je ne veux pas lui tendre le piège de le surestimer. Mais qu'en dirais -je qui soit suffisant ? L'émotion existe comme celle du peintre ou du sculpteur, et indépen- dante. A peine commence-t-on à s'aper- cevoir qu'il s'est produit un art inespéré. Simplement tout neuf. Il faut se rendre compte de ce que cela représente. Le dessin vit périr les mammouths. L'Olym- pe entendit numéroter les muses. A leur chiffre officiel qui est, pouvant se réduire à la demi-douzaine, d'ailleurs un bluff, l'homme depuis n'ajoutait que des ma- nières, des interprétation? et des rallon- ges. De petites sensibilités coulèrent à pic d'avoir heurté la pyrogravure. Assu- rément, le livre, le rail, l'automobile furent un étonnement, niais pourvu d'an- cêtres. Variétés, voici l'espèce nouvelle née mystérieusement. Devant le cinéma, dès qu'il ne fut plus hermaphrodite de science et d'art, et 28 que ce dernier sexe l'emportât, nous fûmes désemparés. Jusqu'à lui presque exclusivement le devoir fut de recompren- dre des aphorismes magistraux: cour- bature. Il fallut comprendre. C'était une autre affaire. Longtemps nous ne com- prîmes rien, rien, et rien, et encore rien. Epoque oij le cinéma fut la distraction pour sortie de collégiens, un lieu de ren- dez-vous obscur assez, ou un tour de physique un peu somnambule. Ce terrible risque des vessies pour des lanternes. Et dupes, les prudents le furent de ne pas reconnaître tôt que ces populaires, stupides, — oui, c'est entendu — feuille- tonesques ,grandguignolesques , rocambo - lesques MYSTÈRES DE NEW-YORK marquent une époque, un style, une civilisation. Dieu merci, déjà plus au gaz. Belles histoires qui n'en finissent jamais et recommencent. LES TROIS MOUS- QUETAIRES, FANTOMAS, DU COTÉ DE CHEZ SWANN, et puis celle-là, extra-dry, goût américain. « La femme 29 la plus assassinée du monde », dit Ar- mand Rio. Les messieurs graves et insuffisamment trop cultivés applaudirent aux vies des fourmis, aux métamorphoses des larves. Exclusivement. Pour instruire la jeu- nesse des autres. Puis le schisme du théâtre photographié. Ce n'était pas ça. C'en était même le contraire. A cet art si neuf qu'il n'en existait alors que le pressentiment, les mots, même aujourd'hui, manquent pour avoir trop servi à des images hélas inou- bliées. Poésie et philosophie nouvelles. Il faut une gomme à effacer les styles, puis construire ingénument. Sommes- nous capables de tant d'amputations ? Ni esprit, ni intrigue, ni théâtre. LES MYSTÈRES DE NEW- YORK, on avoue plus facilement aujourd'hui qu'on en a vu quelques épisodes, ne sont pas seule- ment un imbroglio à demi-dénouements 30 automatiques, sinon Monsieur Decour- celle les eût joyeusement enterrés. Géné- ralement, le cinéma rend mal l'anecdote. Et « action dramatique » y est erreur. Le drame qui agit est déjà à moitié résolu et roule sur la pente curative de la crise. La véritable tragédie est en suspens. Elle menace tous les visages. Elle est dans le rideau de la fenêtre et le loquet de la porte. Chaque goutte d'encre peut la faire fleurir au bout du stylographe. Elle se dissout dans le verre d'eau. Toute la chambre se sature de drame à tous les stades. Le cigare fume comme une menace sur la gorge du cendrier. Poussière de trahison. Le tapis étale des arabesques vénéneuses et les bras du fauteuil tremblent. Maintenant la souf- france est en surfusion. Attente. On ne voit encore rien, mais le cristal tragique qui va créer le bloc du drame est tombé quelque part. Son onde avance. Cercles concentriques. Elle roule de relais en relais. Secondes. Le téléphone sonne. Tout est perdu. 31 Alors, vraiment, vous tenez tant que cela à savoir s'ils se marient au bout. Mais IL N'Y A PAS de films qui finissent mal, et on entre dans le bonheur à l'heure prévue par l'horaire. Le cinéma est vrai ; une histoire est mensonge. On le pourrait soutenir avec apparence de raison. Mieux j'aime dire que leurs vérités sont autres. A l'écran les conventions sont honteuses. Le coup de théâtre y est simplement cocasse, et si Chaplin en exprime tant de tragique, c'est un tragique risible. L'éloquence crève. Inutile, la présentation des per- sonnages ; la vie est extraordinaire. J'aime l'angoisse des rencontres. Illogi- que, l'exposition. L'événement nous prend les jambes comme un jpiège à loups. Le dénouement ne peut être autre chose qu'une transition de nœud à nœud. De sorte qu'on ne change pas beaucoup d'altitude sentimentale. Le drame est 32 continu comme la vie. Les gestes le réfléchissent, mais ne l'avancent ni ne le retardent. Alors pourquoi raconter des histoires, des récits qui supposent tou- jours des événements ordonnés, une chronologie, la gradation des faits et des sentiments. Les perspectives ne sont qu'illusions d'optique. La vie ne se déduit pas comme ces tables à thé chinoises qui s'engendrent douze successivement l'une de l'autre. Il n'y a pas d'histoires. Il n'y a jamais eu d'histoires. Il n'y a que des situations, sans queue ni tête ; sans commencement, sans milieu, et sans fin ; sans endroit et sans envers ; on peut les regarder dans tous les sens ; la droite devient la gauche ; sans limites de passé ou d'avenir, elles sont le pré- sent. Le cinéma assimile mal l'armature rai- sonnable du feuilleton, et, indifférent à elle, à peine soutenu par l'atmosphère des circonstances, étale des secondes d'un goût particulier. SOUPÇON TRAGIQUE 33 est une histoire incroyable : adultère et chirurgie. Hayakawa, tragédien stupéfié, balaie le scénario. Quelques demi-minu- tes offrent le magnifique spectacle de sa démarche équilibrée. Il traverse natu- rellement une pièce, et porte le buste un peu oblique. Il tend ses gants à un do- mestique. Ouvre une porte. Puis, étant sorti, la ferme. Photogénie, photogénie pure, mobilité scandée. Je désire des films où il se passe non rien, mais pas grand'chose. N'ayez crain- te, on ne s'y trompera pas. Le plus hum- ble détail rend le son du drame sous-en- tendu. Ce chronomètre est la Destinée. Ce Tireur d'épines est la pensée de tout un pauvre homme, épousseté avec plus de tendresse que n'en gagnera jamais le Parthénon. L'émotion est peureuse. Le fracas d'un express qui déraille du viaduc ne plait pas toujours à ses mœurs familières. Mais dans une quotidienne poignée de main, plutôt elle montre son beau visage frangé de larmes. D'une 34 pluie que peut-on tirer de tristesse! Comme cette cour de ferme est toute l'innocence quand, dans la chambre, les amants s'étonnent d'un arrière-goût. Les portes se ferment comme les écluses d'une destinée. L'œil des serrures est iinpassible. Vingt ans de vie aboutissent à un mur, un vrai mur de pierres, et tout est à recommencer si on en a encore le courage. Le dos de Hayakawa est tendu comme un visage volontaire. Ses épaules refusent, nient et abjurent. Le carrefour est un germe de routes qui fusent vers ailleurs. Chariot vagabond soulève la poussière avec ses grands souliers. Il a tourné le dos. Sur son dos il a mis un baluchon qui ne contient peut-être qu'une brique, pour se défendre des mauvaises rencontres. Il s'en va. S'en aller. Ne dites pas •: Symboles et Naturalisme. Les mots n'ont pas encore été trouvés, et ceux-là jurent. Je souhaite qu'il n'y en ait pas. Images sans métaphore-. L'écran généralise et détermine. Il ne s'agit pas 35 d'un soir, mais du soir, et le vôtre en fait partie. Le visage, et j'y retrouve tous ceux que j'ai vus, fantôme de souvenirs. La vie se morcelle en individus nouveaux. Au lieu d'une bouche, la bouche, larve de baisers, essence du tact. Tout frémit de maléfices. Je suis inquiet. Dans une nature nouvelle, un autre monde. Le gros plan transmue l'homme. Toute ma pensée, dix secondes, gravite autour d'un sourire. Majesté sournoise et muette, lui aussi pense et vit. Attente et menace. Maturité de ce reptile aérien. Les mots manquent. Les mots n'ont pas été trouvés. Qu'aurait dit Paracelse ? La philosophie du cinéma est toute à faire. L'art ne se doute pas de l'éruption qui menace ses fondements. La photo - génie n'est pas qu'un mot à la mode et galvaudé. Ferment nouveau, dividende, diviseur et quotient. On se casse la gueule à la vouloir définir. Visage de la beauté, c'est un goût des choses. Je le reconnais comme une phrase musicale aux menaces 36 de sentiments qui l'accompagnent, spé- cifiques. Secret, on le foule souvent aux pieds comme cette qualité milliardaire dont une houille inaperçue barde le sol. Notre œil, sauf une très longue habitude, ne parvient pas à le découvrir directe- ment. Un objectif le centre, le draine et distille entre ses plans focaux la photo - génie. Comme l'autre cette vue a son optique. Les sens, il est entendu, ne nous donnent de la réalité que des symboles, méta- phores constantes, proportionnées et élec- tives. Et symboles non de matière qui donc n'existe pas, mais d'énergie, c'est- à-dire de quelque chose qui en soi-même est comme s'il n'était pas sauf en ses effets quand ils nous touchent. Nous disons : rouge, soprano, sucré, Chypre, quand il n'y a que vitesses, mouvements, vibrations. Mais aussi nous disons : rien, quand le diapason et la plaque et le réactif , eux, recueillent des témoignages d'exis- tence. 37 Le machinisme qui modifie la musique en y introduisant des modulations de complaisance, la peinture en y introdui- sant la géométrie descriptive, et tous les arts, et toute la vie en y introduisant la vitesse, une autre lumière, d'autres cerveaux, ici, crée son chef-d'œuvre. Le déclic d'un obturateur fait une photo- génie qui, avant lui, n'existait pas. On parlait de nature vue à travers un tempé- rament ou de tempérament vu à travers la nature. Maintenant il y a une lentille, un diaphragme, une chambré noire, un système optique. L'artiste est réduit à déclancher un ressort. Et son intention même s'éraille aux hasards. Harmonie d'engrenages satellites, voilà le tempé- rament. Et la nature aussi est autre. Cet œil voit, songez -y, des ondes pour nous imperceptibles, et l'amour d'écran con- tient ce qu'aucun amour n'avait jusqu'ici contenu, sa juste part d'ultra -violet. Voir, c'est idéaliser, abstraire et extraire, lire et choisir, transformer. A l'écran 38 nous revoyons ce que le ciné a déjà une fois vu : transformation double, ou plutôt parce qu'ainsi se multipliant, élevée au carré. Un choix dans un choix, un reflet de reflet. La beauté est ici polarisée comme une lumière, beauté de seconde génération, fille, mais fille née avant terme, de sa mère que nous aimions de nos yeux nus, et fille un peu monstre. C'est pourquoi le ciné est psychique. Il nous présente une quintessence, un pro- duit deux fois distillé. Mon œil me procure l'idée d'une forme ; la pellicule contient aussi l'idée d'une forme, idée inscrite en dehors de ma conscience, idée sans conscience, idée latente, secrète, inais merveilleuse ; et de l'écran j'obtiens une idée d'idée, l'idée de mon œil tirée- de l'idée de l'objectif, (idée)", c'est-à-dire, tellement cette algèbre est souple, une idée racine carrée d'idée. • Le Bell-Howell est un cerveau en métal, standardisé, fabriqué, répandu à quel- 39 ques milliers d'exemplaires, qui trans- forme le monde extérieur à lui en art. Le Bell-Howell est un artiste et ce n'est que derrière lui qu'il y a d'autres artistes : metteur en scène et opérateur. Une sensi- bilité enfin est achetable et se trouve dans le commerce et paye des droits de douane comme le café ou les tapis d'Orient. Le gramophone est, de ce point de vue, raté ou simplement à découvrir. Il faudrait chercher ce qu'il déforme et où ' il choisit. A-t-on enregistré sur disque le bruit des rues, des moteurs, des halls de gare? On pourrait bien s'aper- cevoir un jour que le gramophone est fait pour la musique comme le ciné pour le théâtre, c'est-à-dire pas du tout, et qu'il a sa voie propre. Car il faut utiliser cette découverte inespérée d'un sujet qui est objet, sans conscience c'est-à-dire sans hésitations ni scrupules, sans véna- lité, ni complaisance, ni erreur possibles, artiste entièrement honnête, exclusive- ment artiste, artiste -t\pe. 40 Un exemple encore. Des observations minutieuses de M. Walter Moore Cole- man (0 montrent qu'à certains moments tous les mouvements (locomoteurs, res- piratoires, masticateurs, etc.) d'une réu- nion d'individus les plus divers pouvant comprendre des hommes et des animaux» sans être le moins du monde synchrones, admettent un certain rythme, une cer- taine fréquence soit uniformes, soit dans un rapport musical simple. Ainsi, un jour, tandis que les lions, les tigres, les ours, les antilopes au Zoo de Regent's Park miarchaient ou mâchaient leur nourriture à 88 mouvements par minute, les soldats se promenaient sur les pelou- ses à 88 pas par minute, les léopards et les pumas marchaient à 132, c'est-à-dire dans le rapport 3 2, do-sol, des enfants couraient à 116, c'est-à-dire dans le rapport 3 4, do-fa. Il y a donc là une sorte d'euphonie, d'orchestration, de conso- (i) Mental Biology, Second Part, Woobridge and C°, London. 41 nance, dont les causes sont pour le moins obscures. On sait combien les scènes de foule au ciné, quand il y a vraie foule mentalement active, produisent un effet rythmé, poétique, photogénique. La cause en est que le cinéma mieux et autrement que notre œil sait dégager cette cadence, inscrire ce rythme, le fondamental avec ses harmoniques. Rappelez-vous comme Griffith fait continuellement bouger ses personnages, quitte même à les faire osciller en mesure, presque d'un pied sur l'autre, dans beaucoup de scènes du PAUVRE AMOUR. C'est ici que le ciné trouvera un jour sa prosodie propre. Le vrai poète — Apollinaire a eu beau dire — n'en est pas assassiné. Je ne comprends pas. Certains se détournent quand on leur tend cette splendeur nou- velle. Ils se plaignent d'impuretés. Non, mais est-ce d'aujourd'hui qu'on taille les diamants ? Je redouble d'amour. Tout est gonflé d'attente. Des sources de vie jaillissent de coins qu'on croyait stériles et explorés, L'épiderme étale une ten- dresse lumineuse. La cadence des scènes de foule est une chanson. Regardez donc. Un homme qui marche, cet homme quelconque, un passant : la réalité d'au- jourd'hui fardée pour une éternité d'art. Embaumement mobile. Oui, il y a des impuretés : littérature, intrigue et esprit, accessoires ennemis. L'esprit surtout est le petit côté des cho- ses. Le cinéma voit grand. Comparez ce que le ciné fait de l'Aventure, l'Aventure avec un grand A, et ce que de cette même Aventure fait un homme spirituel, M. Pierre Mac Orlan. D'une part une tragé- die multiple, brutale, simple, vraie. Episodes de crime pitoyable comme une souffrance de chien. Le naufrage des paradis foutus. D'autre part un petit livre de sourires malins — aux Editions de la Sirène — qui rabotent les aspérités d'un chef-d'œuvre. La passion véritable comporte toujours du mauvais goût parce qu'elle est entière, criarde, violente, 43 dénuée d'éducation et de convenances. M. Mac Orlan la recoiffe et la maquille d'esprit ; au lieu de la belle sorcière il n'y a plus qu'une vieille dame qui permet qu'on se fiche d'elle. Pas de peinture. Danger des tableaux vivants en contraste de blanc et de noir. Clichés pour lanterne magique. Cadavres impressionnistes. Pas de textes. Le vrai film s'en passe. LE LYS BRISÉ aurait pu le faire. Mais du surnaturel. Le cinéma est surnaturel par essence. Tout se trans- forme selon les quatre photogénies. Ray- mond Lulle n'a point connu de si belle poudre de projection et de sympathie. Tous les volumes se déplacent et mûris- sent jusqu'à éclater. Vie recuite des atomes, le mouvement brownien est sensuel comme une hanche de femme ou de jeune homme. Les collines durcissent comme des muscles. L'univers est ner- r 44 veux. Lumière philosophale. L'atmosphè- re est gonflée d'amour. Je regarde. o ^7 Geste par geste se compose une définitive enfance Dix ans de fards mensonges quotidiens devant une glace où chaque ride digue que déplace l'ingénieuse naissance d'un sourire étude s'épanouit enfin la naïveté goutte à goutte Volontaire indolence et comble indécise Franchise Petite angoisse petits malheurs la valse hésitation oui eu non oui et non Grâce apprise et récitée comme une fable puérile devant de vieilles et tendres dames. Charles Ray 88 • Agile comme le roseau du chef d'orchestre sur l'océan des dièzes Les fenêtres sont les seules portes et les gouttières de tendres sentiers où promener ses fian- çailles les toits s'enjambent les chevaux tombent et dans la frénésie d'un film où l'on gagne S 200.000 à rire et à se fiche des bourrades le. traître passe un bien vilain quart d'heure Ressuscite la lourde poussière des pépites parmi le vent des beaux mirages courbe femelle d'une plage Nymphes ! la barque automobile emporte vos rires civilisés Un burnous Un palmier du sable La motocyclette crève le désert comme un cerceau de papier 89 Les chameaux s'écartent parce qu'un clakson rote et soudain un sourire se fend bâille doucement cligne et scintille sous la lumière de 15 lampes à arc qui violentent un visage. Douglas Fairbanks HAKE BELIEVE 93 GROSSISSEMENT Jamais je ne pourrais dire combien j'aime les gros plans américains. Nets. Brusquement l'écran étale un visage et le drame, en tête à tête, me tutoie et s'enfle à des intensités imprévues. Hyp- nose. Maintenant la tragédie est anato- mique. Le décor du cinquième acte est ce coin de joue que déchire sec le sourire. L'attente du dénouement fibrillaire où convergent 1000 mètres d'intrigue me satisfait plus que le reste. Des prodromes peauciers ruissellent sous l'épiderme. Les ombres se déplacent, tremblent, hésitent. Quelque chose se décide. Un vent d'émotion souligne la bouche de nua- ges. L'orographie du visage vacille. Se- cousses sismiques. Des rides capillaires cherchent où cliver la faille. Une vague les emporte. Crescendo. Un muscle piaffe. La lèvre est arrosée de tics comme un rideau de théâtre. Tout est mouvement, déséquilibre, crise. Déclic. La bouche cède comme une déhiscence de fruit 94 mûr. Une commissure latéralement effile au bistouri l'orgue du sourire. Le gros plan est l'âme du cinéma. Il peut être bref, car la photogénie est une valeur de l'ordre de la seconde. S'il est long, je n'y trouve pas un plaisir continu. Des paroxysmes intermittents m'émeu- vent comme des piqûres. Jusqu'aujour- d'hui je n'ai jamais vu de photogénie pure durant une minute entière. Il faut donc admettre qu'elle est une étincelle et une exception par à-coups. Cela impose un découpage mille fois plus minutieux que celui des meilleurs films, même américains. Du hachis. Le visage qui appareille vers le rire est d'une beauté plus belle que. le rire. A inter- rompre. J'aime la bouche qui va parler et se tait encore, le geste qui oscille entre la droite et la gauche, le recul avant le saut, et le saut avant le butoir, le deve- nir, l'hésitation, le ressort bandé, le prélude, et, mieux, le piano qu'on accorde avant l'ouverture. La photogénie se con- 95 jugue aux futur et impératif. Elle n'admet pas l'état. Je n'ai jamais compris les gros plans immobiles. Ils abdiquent leur essence qui est le mouvement. Les jambes du Saint-Jean-Baptiste sont une dissonance chronologique comme les aiguilles d'une montre dont l'une serait à l'heure et l'autre à la demie, dans une même montre. Rodin, ou quelque autre, l'expli- quait : pour donner l'impression de mouvement. Divine illusion } Non, truc pour jouet de concours Lépine et à breveter si on ne veut pas le voir servir à la fabri- cation des soldats de plomb. Paraît-il, en promenant l'œil de gauche à droite sur l'Embarquement de Watteau, on. l'anime. La moto des affiches s'em- balle en côte au moyen de symboles : hachures, tirets, blancs. Donc, à droit ou à tort, on s'efforce pour dissimuler une ankylose. Le peintre et le sculpteur pelo- tent la vie, mais cette garce qui a de belles et vraies jambes s'ensauve au 96 nez de l'artiste perclus d'inertie. La statuaire paralysée de marbre, la pein- ture ligotée de toile sont réduites à la frime pour capter le mouvement indis- pensable. Artifices de lecture. Ne dites pas : l'obstacle et la limite font l'art, boiteux qui avez le culte de votre béquille. Le cinéma prouve votre erreur. Lui tout entier est mouvement, sans obligation de stabilité ni d'équilibre. La photogénie, parmi tous les autres logarithmes sen- soriels de la réalité, est celui de la mo- bilité. Dérivée du temps, elle est l'ac- célération. Elle oppose la circonstance à l'état, le rapport à la dimension. Multi- plication et démultiplication. Cette beauté nouvelle est sinueuse comme un cours de bourse. Elle n'est plus fonction d'une variable, mais variable elle-même. La clef de voûte du cinéma, le gros plan, exprime au maximum cette photogénie du mouvement. Immobile, il frise le contre-sens. Que non seulement le visage débrouille ses expressions, mais que tête 97 et objectif roulent près et loin, gauche et droite. On circonvient l'exacte mise au point. Le paysage peut être un état d'âme. Il est surtout un état. Repos. Aussi tel que le donne le plus souvent le documentaire de la Bretagne pittoresque ou du voyage au Japon, il est une faute grave. Mais <{ la danse du paysage » est photogéni- que. Par la fenêtre du wagon et le hublot du navire le monde acquiert une vivacité nouvelle, cinématographique. La route est une route, mais le sol qui fuit sous le ventre à quatre cœurs battants d'une auto, me transporte d'aise. Les tunnels de l'Oberland et du Semmering me gobent et ma tête, dépassant le gabarit, cogne leur voûte. Le mal de mer est décidément agréable. L'avion et moi à son bord, tombons. Mes genoux plient. Ce domaine reste à exploiter. Je désire un drame à bord d'un manège de chevaux de bois ou, plus moderne, d'aéroplanes. La foire en bas et autour 98 progressivement se brouillerait. Le tra- gique ainsi centrifugé décuplerait sa photogénie y ajoutant celle du vertige et de la rotation. Je désire une danse prise successivement des quatre directions car- dinales. Puis, à coups de panoramique ou de pied tournant, la salle telle que la voit le couple de danseurs. Un découpage intelligent reconstituera, par renchaînés, la vie de la danse, double selon le spec- tateur et le danseur, objective et subjec- tive, si j'ose dire. Je désire qu'un person- nage allant à la rencontre d'un autre, j'y aille avec lui non pas derrière, ni devant, ni à côté de lui, mais en lui, et que je regarde par ses yeux et que je voie sa main se tendre de dessous moi comme si c'était la mienne propre, et que des interruptions de film opaque imitent jusqu'à nos clignements de paupières. Il ne faut pas exclure le paysage, mais l'adapter. J'ai vu ainsi Souvenir d'été à Stockholm. De Stockholm point. Mais des nageurs et des nageuses 99 à qui sans doute on n'avait même pas demandé l'autorisation de les tourner. Plongeons. Il y avait des gosses et des vieux, des hommes et des femmes. Tous se fichaient pas mal de l'appareil et s'amusaient follement. Et moi donc ! Une barque chargée de promeneurs et d'animation. Ailleurs des gens péchaient. Une foule attendait je ne sais plus quel spectacle ; on passait, et difficilement, entre ces groupes. Terrasses de cafés. Balançoires. Courses sur l'herbe et parmi les roseaux. Partout des hommes, de la vie, du grouillement, de la vérité. Voilà par quoi il faut remplacer le Pathê- color où je cherche toujours « Bonne fête » en lettres d'or dans le coin. Mais il faut y introduire le gros plan, ou sinon c'est volontairement handicaper un genre. Comme un promeneur se baisse pour mieux voir une herbe, un insecte ou un caillou, l'objectif doit enclaver dans une vue de champs un gros plan 100 de fleur, de fruit ou de bête : natures vivantes. Jamais je ne voyage solennelle- ment comme ces opérateurs. Je regarde, je flaire, je palpe. Gros plan, gros plan, gros plan. Non pas les points de vue re- commandés, les horizons du Touring- Club, mais des détails naturels, indigènes et photogéniques. Vitrines, cafés, mômes pas mal pouilleux, la buraliste, des gestes coutumiers faits avec leur pleine portée de réalisation, une foire, la poussière des autos, une atmosphère. Le film de paysage est, quant à présent, une multiplication par zéro. On y cherche le pittoresque. Le pittoresque au cinéma est zéro, rien, néant. Autant parler couleurs à un aveugle. Le film n'est sus- septible que de photogénie. Pittoresque et photogénie ne coïncident que par hasard. Toute la nullité des films tournés aux environs de la promenade des Anglais découle de cette confusion. Les couchers de soleil en sont une autre preuve. lOI En attendant, et déjà des possibilités se dessinent, le drame au microscope, une hystophysiologie passionnelle, une classi- fication des sentiments amoureux en qui prennent et qui ne prennent pas le Gram, qu'au lieu de cartomancienne les jeunes filles iront consulter, nous avons dans le gros plan une première analyse. On l'ignore presque, non qu'il faille, mais qu'il y a là un style tout prêt, une drama- turgie minutieuse, écorchée et grêle. Aux antipodes du théâtre où tout se joue avec la pédale, le premier plan amplificateur exige la sourdine. Ouragan de murmures. Une conviction intérieure hisse le mas- que. Il ne s'agit pas d'interpréter ; ce qui importe, c'est l'acte de foi en son double. Jusqu'au point ou une distraction devienne une distraction de l'autre. Le metteur en scène suggère, puis persuade, puis hypnotise. La pellicule n'est qu'un relai entre cette source d'énergie nerveuse et la salle qui respire son rayonnement. C'est pourquoi les gestes qui portent le plus à l'écran, sont des gestes nerveux. I03 Paradoxe, ou plutôt exception, que le nervosisme qui exagère souvent les réac- tions, soit photogénique, quand l'écran est impitoyable pour les gestes le moins du monde forcés. Chaplin a créé le héros surmené. Tout son jeu est en réflexes de nerveux fatigué. Une sonnette ou un clak- son le font sursauter, le dressent debout et inquiet, la main sur le cœur à cause de l'éréthisme de la pointe. Ce n'est pas tant un exemple qu'un synopse de sa neurasthénie photogénique. La première fois que j'ai vu Nazimova vivre une enfance à haute tension, trépidante et exothermique, j'ai deviné qu'elle était russe ; un des peuples les plus nerveux de la terre. Et les petits gestes courts, rapides, secs, on dirait involontaires de Lilian Gish qui court comme l'aiguille des secondes d'un chronomètre. Les mains de Louise Glaum pianotent sans arrêt un air d'inquiétude. Maë Murray. Buster Keaton. Etc. etc. Le gros plan est le drame en prise directe. I03 « J'aime la princesse lointaine », dit un Monsieur. Ici le démultiplicateur verbal est supprimé. L'amour, je le vois. Il baisse à demi les paupières, élève latéra- lement l'arc des sourcils, s'inscrit sur le front tendu, gonfle les masséters, durcit la houppe du menton, scintille sur la bouche et au bord des narines. Un bel éclairage : que la princesse lointaine est loin. Nous n'avons plus tellement la bouche en cul -de -poule qu'on doive nous présenter le sacrifice d'Iphigénie à tra- vers un récit d'alexandrins. Nous sommes autres. Nous avons remplacé l'éventail par le ventilateur, et tout à l'avenant. Nous demandons à voir ; par mentalité d'expérimentation, par désir de poésie plus exacte, par habitude d'analyse, par besoin d'erreurs inédites. Le gros plan est un renforçateur. Déjà par les seules dimensions. Si la tendresse exprimée par un visage dix fois géant, n'est sans doute pas dix fois plus émou- vante, c'est qu'ici dix et mille et cent 104 mille auraient une signification analogue, erronée, et pouvoir affirmer seulement deux serait de conséquences prodigieuses. Mais, quelle que soit sa valeur numérique, cet agrandissement agit sur l'émotion, et moins la confirme que la transforme, et, moi, m'inquiète. Des séries croissantes ou décroissantes, dosées, obtiendraient des effets de finesse encore exceptionnels et chanceux. Le gros plan modifie le drame par l'impression de proximité. La douleur est à portée de main. Si j'étends le bras, je te touche, intimité. Je compte les cils de cette souffrance. Je pourrais avoir le goût de ses larmes. Jamais un visage ne s'est encore ainsi penché sur le mien. Au plus près il me talonne, et c'est moi qui le poursuis front contre front. Ce n'est même pas vrai qu'il y ait de l'air entre nous; je le mange. Il est en moi comme un sacre- ment. Acuité visuelle maxima. Le gros plan limite et dirige l'attention. Il me force, indicateur d'émotion. Je 105 n'ai ni le droit, ni les moyens d'être distrait. Impératif présent du verbe comprendre. Comme le pétrole est en puissance dans le paysage que l'ingénieur à tâtons sonde, ainsi la photogénie là se dissimule et toute une rhétorique nouvel- le Je n'ai le droit de penser à rien autre qu'à ce téléphone. C'est un monstre, une tour et un personnage. Puissance et por- tée de son chuchotement. Autour de ce pylône les destinées tournent et y entrent et en sortent comme d'un pigeonnier acoustique. Dans ce fil peut circuler l'illusion de ma volonté , un rire que j 'aime ou un chiffre, ou une attente ou un silence. C'est une borne sensible, un nœud solide, un relai, un transformateur mystérieux dont peut sourdre tout le bien et tout le mal. Il a l'air d'une idée. On ne s'évade pas de l'iris. Autour, le noir; rien où accrocher l'attention. Art cyclope. Art monosens. Rétine icon- optique. Toute la vie et toute l'attention io6 sont dans l'œil. L'œil ne voit que l'écran. Et sur l'écran il n'y a qu'un visage comme un grand soleil. Hayakawa braque comme un revolver son masque incandescent. Emipaquetées de noir, rangées dans les alvéoles des fauteuils, dirigées vers la source d'émotion par leur côté gélatine, les sensibilités de toute la salle conver- gent, comme dans un entonnoir, vers le film. Tout le reste est barré, ejcclu, périmé. La musique même dont on a l'habitude, n'est qu'un surcroît d'anes- thésie de ce qui n'est pas oculaire. Elle nous délivre de nos oreilles comme la pastille Valda nous délivre de notre pa- lais. Un orchestre de ciné ne doit pas prétendre à des effets. Qu'il fournisse un rythme et de préférence monotone. On ne peut à la fois écouter et regarder. S'il y a litige, la vue l'emporte toujours comine le sens le mieux développé, le plus spécialisé et le plus vulgaire (en moyenne). Une musique qui attire l'at- tention et l'imitation des bruits sim- plement dérangent. I07 Bien que la vue soit , déjà à la connaissance de tous, le sens le plus développé, et même au point de vue que notre intelli- gence et nos mœurs sont visuels, jamais cependant il n'y eut de procédé émotif aussi homogène, aussi exclusivement optique que le cinéma. Véritablement, le cinéma crée un régime de con- science particulier, à un seul sens. Et une fois qu'on s'est habitué à user de cet état intellectuel nouveau et agréable extrêmement, il devient une sorte de besoin, tabac ou café. J'ai ma dose ou je n'ai pas ma dose. Faim d'hyp- nose beaucoup plus violente que l'habi- tude de lecture parce que celle-ci modifie bien moins le fonctionnement du système nerveux. L'émotion cinématographique est donc particulièrement intense. Le gros plan surtout la déclanche. Blasés, je ne dis pas petits -maîtres, nous le sommes tous et le devenons. De plus en plus fort crie l'art sur son sentier de guerre. Déjà le io8 forain, pour continuer à faire recette, doit perfectionner, de foire en foire, ses vertiges, accélérer les manèges ; artiste, étonner et émouvoir. L'habitude des sensations fortes que le cinéma est essentiellement capable de nous donner, émousse les sensations théâtrales, d'un ordre bien plus pauvre d'ailleurs. Gare au théâtre ! Si le cinéma grossit l'émotion , il la grossit dans tous les sens. L'agrément y est plus agrément, mais le défaut plus défaut. A â>|K^!S5^ M o lï m CINÉ MYSTIQUE Je veux, intransigeant, l'être. Sans histoire, sans hygiène, sans péda- gogie, raconte, cinéma -merveille, l'hom- me miette par miette. Uniquement ça, et tout le reste tu t'en fiches. Ailleurs l'imbroglio, la phrase pirouette, ici le pur plaisir de voir la vie agile. Feuilletez l'homme. Ce marin dont le col si bleu trop tendre s'échancre de hâle, saute sur le marchepied d'un tram bureaucrate. Quatre secondes de poésie musculaire. L'élan. Le saut. Un pied adhère. L'autre de surcroît signe en l'air une courbe. Aussitôt je cherche les cordages acrobates et le profil méditatif des paquebots sans sexe déterminé. Ça dure à peine, mais c'est ce qui importe et suffit. Dans la houle d'une vraie foule je ramasse les pépites du sourire. Tout est inespéré. Ailleurs une moue sensible comme le cheveu hygromètre, et la bouche se 1 _j 112 déroule pour un cri muet. Mille jambes et mille bras s'entrelacent, se brouillent, se débrouillent, se chevauchent, se lient, se fondent et se multiplient. Pas un milli- mètre carré de cet écran qui soit en repos. Et ces gens qui vulgairement courent au spectacle de quelque pauvre diable cha- marré de décorations, détiennent et dégagent une cadence prodigieuse. Tout mousse, trépide, crépite, déborde, bour- geonne, mue, pèle, s'élance. C'est le poème. Il n'y aura plus d'acteurs, mais des hom- mes scrupuleusement vivants. Le geste peut être beau, mais le bourgeon de pensée, d'où il s'échappe importe davan- tage. Le cinéma sournoisement radio - graphe vous pèle jusqu'au noyau, jusqu'à votre sincère idée qu'il étale. Jouer n'est pas vivre. Il faut être. A l'écran tout le monde est nu, d'une nudité nouvelle. Les intentions se lisent et pour la première fois, évangile ! les intentions suffisent dans cet art de la bonne volonté. Art 113 spirite. La pensée s'enregistre et si bien qu'elle supplante le reste et compte seule. Comme une machine inactive, l'acteur au repos peut paraîrte lourd, maladroit et morne. Ou malingre, ou enfantin, ou petit, ou ridé. L'étincelle du sentiment crépite entre deux épidermes : tout change. Un retour d'adolescence flambe comme un retour de flamme. L'enfant mûrit comme un prodige. Une femme s'étire à la taille immense de l'amour. La beauté est une beauté de caractère, c'est-à-dire d'énergie. Il n'y a plus de conventions parce qu'elles y sont toutes, spontanément. Mais aucune grimace n'arrive ici à remplacer une sensibilité absente. L'habitude prépare les gestes pour l'écran. Elle les charge de pensée, les rend exacts, sobres et sincères. Un effort truqué est ridicule, mais l'ouvrier qui vraiment s'applique et trime à boulonner son joint, émeut autant, mais peut-être pas davantage que la banalité demi-mon- 114 daine de ton sourire professionnel, petite actrice. Conviction, désir, utilité. Un but connu équilibre le développement. Beauté labile, chaque seconde l'efface et de nouveau l'esquisse. C o r p o r a non agunt nisifixata,et cela aussi est approximatif. La fatigue est photogénique. Parce qu'elle est, déjà en elle-même, tragique, pimen- tée et perverse, d'expérience et donc de sympathie universelles. Chacun la juge en connaisseur. Il n'y a pas d'amateurs. De fatigue, nous sommes tous érudits et professionnels, esthètes neurasthéniques. Parce qu'elle fait réapparaître sous l'hom- me arable un sous-sol animal. L'animal est photogénique, homme ou bête. Simple, pur, brute, l'homme en particulier perd alors sa maladresse cérébrale. Redevenu organisme et organique, jongleur, acro- bate, jockey ou bête de luxe comme l'axo- lotl des aquariums, chaque mouvement, des mains entre les bouteilles volantes, ou thoracique pour inspirer, m'attache "5 mieux qu'une idylle. Ce n'est pas qu'à ce moment il n'y pense pas. Il ne pense pas à autre chose. Actualité catégorique comme dans ce contraire de la distraction également photogénique. Habitude, fatigue, animalité, distraction, sont diversement le témoignage d'une pensée exclusive. OR LE CINÉMA EST MYSTIQUE. Il attache une valeur tout importante à ce qui représente extérieurement les actes de l'intelligence. Il est mauvais peintre, mauvais sculpteur, mauvais ro- mancier. Il se pourrait qu'il ne soit pas un. art, mais autre chose, mais mieux. Ceci le distingue qu'à travers les corps il enregistre la pensée. Il l'amplifie et même parfois la crée où elle n'était pas. Un visage n'est jamais photogénique, mais son émotion quelquefois. Encore une fois, jouer n'est pas vivre. Il faut penser, se donner, s'adonner, croire, ii6 désirer ; sans prétention, ni retenue ; ni spéculations, ni métaphysique ; mais, acteurs, sincérité, soumission, bonne volonté, volonté. Une idée simple, niaise, ridicule, si elle parvient dans un acteur élu à le rempla- cer, à vivre au lieu de lui et par lui, le drame tout entier et pour toujours est noué. Le reste est accessoire. La sottise du scénario sera sublime. Le fait divers sera immuable, et les gros plans univer- sels, nourrissants, mystérieux, nourris- sants, mystérieux, classiques : l'amour ou la douleur ou le désir faits hommes. Transparent comme un aquarium, l'ac- teur est parfait s'il se supprime pour laisser voir l'incarnation. Le ciné nomme, mais visuellement, les choses, et, spectateur, je ne doute pas une seconde qu'elles existent. Tout ce drame et tant d'amour ne sont que lumiè- re et ombre. Un carré de drap blanc, seule matière, suffit à répercuter si 117 violemment toute la substance photo- génique. Je vois ce qui n'est pas, et je le vois, cet irréel, spécifiquement. Des acteurs qui croyaient vivre, se manifes- tent ici plus que morts, moins que nuls, négatifs, et d'autres ou des objets inertes soudain sentent, méditent, se transfor- ment, menacent et vivent une vie d'insec- te accélérée, vingt métamorphoses à la fois. D'où sortant, la foule qui s'y est instruite autrement que vous, fauteurs de films antialcooliques, ne croyez, con- serve le souvenir d'une terre nouvelle, d'une réalité seconde, muette, lumineuse, rapide et labile. Bien mieux qu'une idée, c'est un sentiment que le ciné apporte au monde. ii8 Pendant les films, le vieux monsieur répète à sa femme : Que c'est bête, cette histoire, ma bonne amie. Eh oui, vieux monsieur, toutes les histoires sont bêtes à l'écran. Croyez-moi, c'est ce qui y est admirable. Il reste le sentiment. Mais les sentiments ne vous intéressent plus. CE LIVRE, LE SIXIEME DE LA COLLECTION DES TRACTS, A ÉTÉ ACHEVÉ D' IMPRIMER SUR LES PRESSES DE M. AUDIN, POUR LA SIRÈNE, LE 20 OCTOBRE'^ 1 921. IL EN A ÉTÉ TIRÉ A PART : I EXEMPLAIRE SUR CHINE, PORTANT LE N*' I ; 5 EXEMPLAIRES SUR JAPON ANCIEN A LA FORME, NUMÉROTÉS DE 2 A 6 ; 10 EXEMPL. SUR HOLLANDE ZONEN VAN GELDER, NUMÉROTÉS DE 7 A l6 ; 30 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN BLANC, NUMÉROTÉS DE 17 A 46. EXEMPLAIRE N*' Copyright by Sirène Paris Octobre 1921